Le Black Album est le dixième album de Prince. Prévu pour être édité le 8 décembre 1987, sa sortie a été annulée à la dernière minute. Il est finalement paru le 22 novembre 1994 chez Warner Bros., après avoir été très largement diffusé sous diverses formes d’éditions pirates.
Genèse
Pour le public américain, les années qui suivent l’album Purple Rain sont plutôt déceptives. La série d’albums constituée de Around The World In A Day, Parade et Sign O The Times est considérée comme l’époque « psychédélique » de Prince, celle où il tenta, sans réellement y parvenir, de s’approprier la pop music. Dans le même temps, le terrain est occupé par Madonna qui cartonne album après album. Il était donc reproché à Prince de délaisser sa véritable nature, celle de la musique « black » et Soul.
C’est peut être pour cela que Prince eut l’idée de produire un album qui reviendrait au plus profond du funk. Un disque plutôt élitiste, destiné à être joué dans les clubs de musique funk et soul. Le titre initial du projet était The Funk Bible, mais il est devenu simplement Black Album lorsque est venue l’idée de sortir le disque totalement incognito. Sous une pochette entièrement noire, il ne devait y avoir ni nom, ni titre, ni crédit, ni aucune autre forme d’identification. Comme pour faire table rase du passé et revenir sur le marché en mode masqué. Il fut toutefois nécessaire d’y faire figurer les titres des morceaux ainsi que les mentions légales, ce qui donna lieu à des inscriptions en couleur pêche sur la pochette et sur le disque. Le gimmick « peach and black » avait été dévoilé lors des concerts de la tournée Sign O The Times, quelques mois auparavant.
Avec ce stratagème, l’idée était de reconquérir une certaine audience sans s’encombrer du nom de Prince, bien qu’il fut évident que la supercherie ne durerait pas très longtemps.
D’autre part, la sortie du disque était envisagée pour le 8 décembre 1987, soit seulement huit mois après le double album Sign O The Times, et alors que Prince était en pleine promotion du film du même nom. Une actualité soutenue qui ne laissait pas présager la sortie d’un autre album du même artiste.
Ainsi, les listings de sortie des revendeurs laissaient apparaître un album de ‘Somebody’, et le titre ‘Black Album’, quelques semaines avant la date de sortie, ce qui semblait bien mystérieux.
Pourtant, bien avant la date de sa sortie on su que le Black Album serait un disque de Prince : l’anonymat n’a pas tenu très longtemps, et on soupçonne que la maison de disques ne voulait pas passer à côté d’un album de Prince juste avant les fêtes de Noël, d’autant qu’il y eut un intérêt certain d’une partie des fans pour cet album.
L’annonce de l’annulation du disque a fait grand bruit. Pour autant, les responsables de Warner n’ont pas vu d’objection à cela car la réussite commerciale de cet album, qui ne s’inscrivait pas dans le schéma d’ensemble de la discographie de Prince, leur semblait assez limitée.
Aucune raison officielle n’a été donné du côté de Prince. Dans le camp princier, le Black Album fut considéré comme non existant et le sujet était tabou. Alors, que s’est-il passé ? Il semblerait qu’au final l’album a été jugé trop négatif par Prince lui-même, et qu’il ne voulait pas laisser à la postérité quelque chose qui donnerait une mauvaise image. Au delà de l’esthétique, le disque contient des paroles souvent haineuses, et qui rappellent parfois les phrases choquantes parlant de frustration sur les albums Prince et Dirty Mind.
D’après d’anciens collaborateurs, la période où ont été enregistrés ces titres fut assez difficile : il y eut la séparation du groupe mythique The Revolution, la rupture avec Susannah Melvoin, et une certaine remise en cause de son oeuvre à travers les albums Around The World in A Day et Parade, qui n’ont pas obtenu de succès probant aux États-Unis. Ce contexte a inspiré en partie le contenu de l’album.
En plein questionnement, Prince amena un exemplaire du Black Album dans un club de Minneapolis, le Rupert’s, pour tester la réaction du public, une semaine avant la sortie du disque. Durant cette soirée il rencontra Ingrid Chavez, une artiste auteure de poèmes, de passage à Minneapolis. Après une longue discussion, il lui proposa d’aller à Paisley Park. Puis Prince partit précipitamment, pris de maux de ventre. D’après Chavez, il aurait eu « une crise de conscience ». Ce serait également ce soir-là qu’il aurait, pour la première et unique fois de sa vie, pris de l’ecstasy. Il aurait vu les lettres G-O-D (Dieu, en anglais) apparaître au dessus d’un champ, et eu le sentiment que le Diable se matérialisait dans cet album. Cet épisode est évoqué dans les notes du programme de la tournée Lovesexy sous le nom de ‘Blue Tuesday’. L’entité maléfique incarnée par le Black Album fut appelée ultérieurement Spooky Electric.
A peine une semaine avant la date de sortie prévue, Prince décida de retirer le disque des ventes et de faire détruire tous les exemplaires. Bien que l’opération se soit correctement déroulée, une poignée de vinyles et quelques CD ont réussi à échapper au massacre, ce qui fut à l’origine d’une diffusion sous le manteau sans précédent.
Enregistrement
Le Black Album est une collection de morceaux qui au départ n’étaient pas destinés à figurer ensemble sur un album. Trois titres, Bob George, 2 Nigs United 4 West Compton et Le Grind ont été enregistrés sur quelques jours en prévision d’une fête pour l’anniversaire de Sheila E prévue le 11 décembre 1986.
Pour constituer l’album, Prince y a ajouté Superfunkycalifragisexy enregistré en septembre 86, ainsi qu’une reprise d’un titre prévu au départ pour l’album de Camille : Rockhard In A Funky Place (enregistrée le 28 octobre 1986). Quant à Cindy C et Dead On It les enregistrements datent de mars 1987. Le dernier titre enregistré est la ballade When 2 R in Love, qui date de début octobre 1987, quelques jours à peine avant la finalisation du disque.
Éditions
Le Black Album est composé de huit titres :
Side 1:
- Le Grind (6:44)
- Cindy C. (6:14)
- Dead On It (4:37)
- When 2 R In Love (3:58)
Side 2:
- Bob George (5:36)
- Superfunkycalifragisexy (5:55)
- 2 Nigs United 4 West Compton (7:00)
- Rockhard In A Funky Place (4:30)
Édition de 1987
L’édition originale est celle qui a été fabriquée en 1987 et dont le processus de production a été stoppé à la dernière minute à la demande de Prince. La production de l’album avait commencé simultanément sur plusieurs sites, mais c’est celui de Alsdorf, en Allemagne, qui était le plus avancé pour le pressage européen, avec 500 000 exemplaires prêts à être expédiées vers les grossistes et détaillants. Des copies promotionnelles avaient déjà été distribuées dans les bureaux de Warner des principaux pays européens. Prince contacta directement Mo Ostin, le manager général de Warner, pour lui demander d’annuler la sortie du disque et de détruire tous les exemplaires. Ce dernier s’est exécuté immédiatement. Les stocks furent jetés au feu et pilonnés. La récupération des exemplaires déjà distribués fut très difficile. Des cadres de Warner ont été missionnés pour faire le tour des bureaux et s’assurer que toutes les copies étaient bien récupérées. Plus que les fuites éventuelles, c’est la nature même du disque que Prince ne voulait pas voir exposée.
Malgré ces précautions, quelques dizaines d’exemplaires ont pu échapper au massacre ce qui fut l’objet d’une diffusion sous le manteau sans précédent. En quelques semaines, le Black Album est devenu un mythe, une légende. Les éditions pirates sont apparues très vite, et la notoriété fulgurante du disque a permis d’alimenter les bacs des disquaires avec des éditions contrefaites, parfois très bien imitées, ce qui a provoqué une grande confusion. Beaucoup de fans sont en effet persuadés de détenir un exemplaire original acheté à l’époque, alors que l’édition originale n’a jamais été disponible en magasins. Des rumeurs prétendaient que des employés du site de Alsdorf ont réutilisé des matrices pour presser les éditions pirates, avec des caractéristiques très proches des originaux.
Le pressage vinyle allemand porte le numéro de catalogue 925 677-1. On estime que 50 à 100 exemplaires seulement ont échappé à la destruction. Les fans ultimes ou les collectionneurs fortunés se les ont arrachés. De folles rumeurs avaient circulé début 1988 à propos de prix délirants pour l’époque, approchant les 10 000 euros actuels. Un exemplaire s’échange encore aujourd’hui à plusieurs milliers d’euros.
D’autres pressages originaux ont été identifiés, mais ils ne se comptent qu’en quelques exemplaires.
Le pressage vinyle américain porte le numéro de catalogue 25 677-1. Pendant près de 30 ans, seules 3 copies de ce pressage avaient été identifiées mais en 2017 un ancien cadre de Warner découvrit une boite en contenant 5 exemplaires encore scellés. En quelques jours à peine, deux exemplaires ont trouvé preneur à $15,000 pièce puis un troisième à $20,000 sur le site Record Mecca de Jeff Gold, un ancien dirigeant de la Warner. D’après certains proches collaborateurs il en existe certainement davantage, car des boites avaient été distribuées un peu partout et Prince lui-même en avait reçu plusieurs caisses. A ce jour, elles n’ont pas été retrouvées. Le pressage américain a des macarons différents de son homologue allemand.
Le pressage promotionnel pour DJ comporte le numéro de catalogue 1-25677-DJ. C’est aussi un pressage américain. De façon assez inhabituelle, il est pressé sur deux maxi-45T, probablement pour faciliter son utilisation en discothèque. Ses labels qui comportent la mention « promotion only not for sale » sont spécifiques. Seuls deux à trois exemplaires sont connus, et le dernier s’est vendu sur Discogs pour $15,000 en mai 2016, peu après la mort de Prince, établissant un nouveau record de vente sur ce site (le précédent record étant un album de David Bowie vendu un peu plus de $6,000).
Le pressage vinyle canadien est apparu au jour en 2018, et il semble qu’il s’agisse plutôt d’un test-pressing que d’une édition commerciale. On n’en connaît qu’un seul exemplaire. Son numéro de catalogue respecte le format canadien : 92 56771. Son authenticité a été confirmée par Jeff Gold, ancien directeur de Warner.
Le pressage américain en CD : il n’existe également qu’en quelques exemplaires se comptant sur les doigts des deux mains. Certains ont été vus au format long box, dont au moins un encore scellé avec ses stickers d’origine. Il a trouvé preneur dans les années 2000 pour 5 000 euros environ ce qui était énorme pour l’époque.
On trouve trouve aussi des exemplaires originaux du Black Album au format cassette audio promo ou « advance copy ». On en connaît 3 pressages : UK, USA et Japon.
Édition de 1994
Dans les années qui suivirent, il fut plusieurs fois envisagé de faire paraître le Black Album officiellement dans le commerce. Il faut dire que les copies pirates étaient nombreuses et sous différentes formes, et surtout il était estimé que plus de 250 000 exemplaires étaient en circulation.
En 1991, quand Warner souhaitait faire paraître la première compilation best-of de Prince, le Black Album était envisagé comme disque bonus.
C’est finalement en 1994 que les choses se concrétisent mais pour des raisons totalement différentes. Alors en guerre ouverte contre la Warner, Prince accepta la parution du Black Album pour des raisons financières, mais indiqua être toujours « spirituellement contre ». Il toucha $1 million pour la sortie du disque.
L’édition 1994 du disque commercial est parue en CD (USA, Japon, Australie, Canada, Allemagne, et divers autres), en cassette audio, et en vinyle (en Allemagne uniquement). Le pressage vinyle allemand a bénéficié de la notoriété de l’édition de 1987 et s’est échangé à des prix élevés (jusqu’à quelques centaines d’euros), notamment auprès des fans américains. Dès le départ, l’édition de 1994 était programmée comme édition limitée : les disques devaient être retirés des rayons fin janvier 1995. Dans les faits, il n’y eut pas l’effervescence attendue, et beaucoup d’exemplaires se sont retrouvés soldés à bas prix avant de ressurgir sur le marché de la collection.
Aux États-Unis, Warner n’a pas édité de vinyle commercial mais a décliné les éditions promotionnelles en quatre versions. Le vinyle noir classique promotionnel porte le numéro de catalogue PRO-A-7330.
On trouve ensuite :
- un vinyle pêche marbré, tiré à 1500 exemplaires,
- un vinyle blanc uni, tiré à 300 exemplaires numérotés de 51 à 350,
- un vinyle gris marbré, numéroté de 1 à 50 exemplaires. C’est l’édition la plus rare, dont la cotation sur les marchés atteint facilement plusieurs milliers d’euros. Certains exemplaires, considérés comme des test-pressings ou des retours qualité, ne sont pas numérotés.
Singles
La sortie de ce disque n’a donné lieu à aucun single. Seule une vidéo toute noire (mais sous-titrée) du titre When 2 R In Love a été produite par Warner.
Analyse
Dès les premières notes de Le Grind on est embarqué dans un univers intriguant d’électro-funk, fourni de multiples solos de claviers, de basse et de cuivres. Les voix sont multipliées et trafiquées, ralenties ou accélérées. Cindy C, qui vient ensuite, fait référence au top model bien connu Cindy Crawford en la faisant passer pour une prostituée : « Oh Cindy C, veux tu jouer avec moi, j’en paierai le prix ». C’est effectivement l’une des caractéristiques de cet album : les paroles sont dures, provocantes, presque vulgaires. Sur Dead On It, Prince fustige les rappers en considérant qu’ils ne sont pas musiciens et ne savent pas chanter : « conduisant ma Thunderbird sur l’autoroute, j’allume ma radio pour écouter un peu de musique. J’entends un de ces rappeurs pourri déverser son truc de merde, mais le seul vrai bon rapper est celui qui est mort ». A cette époque (en 1987) le hip-hop revient à la mode mais n’a pas encore obtenu ses lettres de noblesse. Il est amusant de constater que quatre ans plus tard, Prince intégrera des rappers dans son propre groupe. La première face du disque se termine par une belle ballade, When 2 R In Love, aux paroles mêlant pornographie et poésie.
La seconde face du disque débute par Bob George, autre morceau déroutant où l’on retrouve effets spéciaux et voix trafiquées. Le thème est assez cru également, puisqu’il est question d’un homme violent qui insulte sa femme et lui demande « qui? Prince? ce petit merdeux avec sa voix haut perchée? ». On n’est pas loin de la double personnalité !Le nom « Bob George » aurait été composé d’après le diminutif d’un des managers de Prince, Robert Cavallo, et le nom de famille de Nelson George, un critique musical américain.
Le morceau suivant, Superfunkycalifragisexy, est un incroyable titre funk où Prince nous livre en intro un rire machiavélique, presque effrayant. Le mot valise du titre est une référence à l’univers de Mary Poppins. L’instrumental 2 Nigs United 4 West Compton est aussi complètement délirant et propose de multiples solos. Enfin, Rock Hard In A Funky Place est un titre psyché-rock doté d’une mélodie à la guitare complètement folle. Le propos est là aussi très cru (le ‘rock hard’ est en fait le pénis et la ‘funky place’ le vagin) et le titre se termine par la phrase « je déteste gâcher une érection ».
En résumé, le Black Album présente un Prince inspiré, funky, mais aussi haineux et vulgaire, même si on peut relever un second degré humoristique dans tout cela. Le disque est donc particulier, et l’atmosphère qu’il dégage ne correspond pas vraiment à l’énergie positive et la joie de vivre que Prince prodigue sur ses autres productions.
Critiques
Les critiques ont été généralement positives, l’album fascinant autant par la qualité de sa musique aux carrefours du funk, de l’électro et du jazz, que par son côté interdit et provocateur.
Performances commerciales
Malgré une amusante campagne « d’amnistie » où chaque fan qui ramenait une copie pirate pouvait repartir avec une édition officielle, la sortie du Black Album en 1994 est passée relativement inaperçue. La plupart des fans en connaissaient déjà le contenu. D’autre part, les paroles provocantes et la musique funk ne faisaient plus réellement d’effet : entre temps l’avènement du rap et du hip-hop hardcore avait banalisé ce type de discours.
La sortie du Black Album n’a pas compté dans le contrat discographique qui liait encore Prince avec Warner. Les ventes se sont montées à 295 000 exemplaires seulement aux États-Unis. Le disque a longtemps été proposé à prix soldé à quelques euros, avant de devenir à nouveau un collector dans les années 2010.
C’est en Allemagne que l’album eut le plus de succès, il est monté jusqu’à la 9ème place du Top 100 Albums. Il a également été classé aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. Aux États-Unis, il n’est parvenu qu’à la 47ème place.
Héritage
Lors de son annulation en 1987, le Black Album est devenu un véritable mythe, les fans étant avides de découvrir ce fameux album enregistré du côté obscur. La presse en parla beaucoup plus que l’album Lovesexy sorti en mai 88 pour le remplacer. Il a même été nommé dans les albums de l’année par le magazine ‘Rolling Stone’ ! Le Black Album est rapidement devenu le disque le plus piraté de l’histoire, s’échangeant entre fans sous forme de cassette audio, de vinyl et même de CD. Un groupe allemand a même intégralement ré-enregistré l’album et l’a édité en disque, mystifiant alors beaucoup de fans.
Bien que Prince ait cherché vainement à empêcher sa distribution, notamment en insérant un message dans le clip du morceau Alphabet St (« don’t buy the Black Album, I’m sorry »), sa notoriété est devenue telle qu’il valut mieux en prendre avantage. Ainsi, Bob George et Superfunkycalifragisexy ont été jouées lors de la tournée Lovesexy ’88, dans un sens pour montrer que ce disque n’était pas correct. Mais cela n’a fait que renforcer l’intérêt pour cet album. D’autre part, le morceau 2 Nigs United 4 West Compton a été joué dans des aftershows de la tournée One Nite Alone de 2002.